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  • Photo du rédacteurChristian Job-Maurion

1839: Baptême d'une "cloche démocratique"

Dernière mise à jour : 26 mars

#challengeUproG du mois (dernier) : « une cloche ».


Les cloches de Loudéac. Au centre, Marie-Esther, la "cloche démocratique"​ de 1839 © Alan Le Goff

Nous sommes en 1839, dans la petite ville de Loudéac (6500 habitants), chef-lieu d’un arrondissement situé au cœur de la Bretagne, alors en pleine paupérisation depuis l’effondrement de l’industrie des toiles fines en lin. Les paroissiens de Loudéac s’étaient toutefois mobilisés pour organiser une souscription afin d’offrir à leur église une troisième cloche.


Le baptême de cette cloche eu lieu le 2 juin 1839. On lui donna deux parrains : Messieurs MAHÉ et LANSARD (maire de la ville) ; ainsi que deux marraines : Mesdames Marie MORHÉRY et Esther SAFFRAY, la première femme d’un médecin et la seconde fille d’un notaire de Loudéac.


La cloche, baptisée MARIE-ESTHER, en l’honneur de ses marraines, fut placée dans le clocher devant un public au souffle suspendu après que deux des trois cordes qui servaient à la hisser se soient rompues.


A l’occasion de cette cérémonie, M. Adolphe MORHÉRY, époux d’une des marraines et chansonnier à ses heures, a entonné, sur l’air de “À la grâce de Dieu”, les quatre couplets qu’il a composé, “à la hâte” parait-il :

Sur le clocher de notre église / Puisse-tu longtemps demeurer, Ton son plus léger que la brise / Fera souvent nos coeurs vibrer J’écouterai, même en silence, / Ta voix qui viendra répeter L’heure du deuil ou la sentence / D’un ami qui vient d’expirer Mais pour nous l’annoncer Tarde encore à sonner (bis) Esther ! Tarde encore à sonner (bis) [...] Que le toscin de la discorde / N’arrache pas tes cris aigus, Sonne la paix et la concorde / Que Dieu promet à ses élus ; L’égoisme asservit la terre / La charité triomphera ; Unis ta voix à ma prière / Et l’avenir s’accomplira Ah Pour nous l’annoncer Hâte-toi de sonner (bis) Esther ! Hâte-toi de sonner (bis)

La chanson inspira alors un habitant de Loudéac, désirant rester anonyme, qui envoya au journal Le Progrès, les couplets qu’il avait lui-même composé, sur l’air du "Vaudeville des deux Edmond" et qui commencent comme ceci :

Aussitôt que je fus placée / Ma voix, dans les airs élancée / Du temps se mit au diapason / Dindi, dindon D’égalité oui je me pique / Je suis cloche démocratique / Une quête à produit mon son / Dindi, dindon De l'harmonie le vrai symbole / Accourez tous à ma parole / Venez tous à la mission / Dindi, dindon Car entre nous point de discorde / Sonnons la paix et la concorde / Suivant notre religion / Dindi, dindon [...]

Piqué au vif par ce qu’il prend pour une critique et une moquerie de sa chanson, MORHÉRY répond alors dans le numéro suivant en publiant des vers cinglants où il dénonce la couardise de celui qu'il prend pour un détracteur sarcastique :

O vous qui faites la critique / D’une cloche démocratique / Sur votre faux di-a-pa-zon / Dindi dindon Nous admirons votre satyre / Mais donnez-nous le mot pour rire / En nous apprenant votre nom / Dindi dindon La lettre e dans votre harmonie / De voyelle n’est pas suivie / Il fallait une Élision / Dindi dindon Quand on fait des fautes pareilles / C’est qu’on a belles oreilles / De grâce, montrez-nous les donc / Dindi dindon [...] Toujours la flèche empoisonnée / Contre le dos est dirigée / Vous n’osez attaquer de front / Dindi dindon (bis) Mais de suite on vous devine / Car c’est ainsi qu’à la sourdine / Agit la modération ! / Dindi dindon (bis) [...]

De prime abord on comprend difficilement comment le baptême d’une cloche a pu virer si rapidement en conflit. Pourquoi donc cette référence à une "cloche démocratique" a t-elle été prise par MORHÉRY comme une moquerie ? A quelle discorde faisait-il référence dans sa chanson ? Et quel meilleur "avenir" au juste souhaitait t-il que Marie-Esther se hâta de sonner ? Car c'est bien là ce qui semble avoir contrarié l'auteur du vaudeville. S'il s'applique à vouloir replacer la concorde que Marie-Esther est chargée de sonner, dans un contexte purement religieux c'est qu'il soupçonne donc MORHÉRY de l'en avoir sorti.


Pour mieux comprendre cette "querelle de clocher", il faut nous pencher sur la biographie de MORHÉRY et nous rendre compte que sa propension au militantisme politique, pouvait en effet prêter à controverse dans une petite ville où les tensions politiques étaient fortement exacerbées.


Adolphe MORHÉRY est alors un médecin de 34 ans, natif de Loudéac, marqué par la passion, dont il a d’ailleurs fait sa thèse de doctorat ("Les passions et leur influence sur l’organisme") : passion pour les sciences bien sûr, passion pour les lettres évidemment, passion pour l’agriculture (il est vice-président du comice agricole de Loudéac) et surtout passion pour la politique.


Il s’était trouvé à Paris à la fin des années 1820 pour y poursuivre ses études de médecine et s’était rapidement impliqué dans les milieux conspirationnistes républicains, à la tête d’une organisation paramilitaire d’étudiants et d’ouvriers qui joua un rôle prépondérant dans la Révolution de Juillet 1830. Le nom de MORHÉRY n’est pas resté dans les livres d’Histoire et pourtant Le Grand Larousse du XIXe siècle, le présente comme "un des hommes qui contribuèrent le plus à la Révolution de 1830".


Morhéry, 1848, coll. Ass. Nat.

Comme disait Napoléon, “il y a dans les Révolutions ceux qui les font et ceux qui en profitent” et celle de 1830 avait profité aux modérés, aux Orléanistes auxquel MORHÉRY croit qu'appartient son détracteur (c’est ainsi qu’agit la modération écrit-il). MORHÉRY était entré dans une opposition ouverte à la Monarchie de Juillet et pour ne pas se faire arrêter, il avait quitté Paris et s’était retiré en Bretagne, dans sa ville natale, où ses positions démocrates radicales lui valurent l’animosité d’un groupe de politiciens locaux menés par le sous-préfet Théophile BIGREL. C’est ce qu’on apprend lorsqu’on consulte à la Bibliothèque Nationale une publication de MORHÉRY daté de 1832 et intitulée “Réponse aux outrages et aux calomnies dirigés contre moi par M. Bigrel et consorts dans un pamphlet signé Bigrel”, pamphlet qui ne nous est malheureusement pas parvenu et que MORHÉRY qualifie en préface du “plus odieux, du plus mensonger libelle qu’ait jamais enfanté l’infernal génie d’un calomniateur”.


L’examen des registres d’état-civil nous apprend pourtant que l’épouse de BIGREL était la belle-sœur du frère de MORHÉRY. On imagine alors que les réunions de famille, les baptêmes et les communions des neveux et nièces communs de BIGREL et MORHÉRY pouvaient avoir été tendus...

En novembre 1834 BIGREL écrivait au ministre de l’intérieur pour se plaindre de harcèlement de la part de l’opposition libérale loudéacienne dont faisait partie MORHÉRY, président de la Société des Droits de L'Homme de Loudéac. BIGREL demanda sa mutation qu’il obtint peu de temps après, aussi était-il absent de Loudéac en 1839, et on peut donc l'exclure de la liste des potentiels auteurs de la chanson satyrique publiée à l’occasion du baptême de la cloche MARIE-ESTHER.


La chanson de MORHÉRY, en hommage à la cloche, sera publiée en 1859 non pas sous le titre de "La Cloche démocratique" mais sous celui de “La Cloche des vrais fidèles”, au sein d’un recueil intitulé “Chansons du père Robin” où l’on retrouve d’autres titres de MORHÉRY comme “L’Invocation”, “Le Chant de guerre”, “La Baionnette” et “La Victoire” qui firent l’objet de publications musicales dans toute la France. Le pseudonyme de “Père Robin” vient du nom complet de MORHÉRY qui était ROBIN-MORHÉRY et qui sera rectifié par la justice en “ROBIN de MORHÉRY” en 1891. La République triomphant en 1848, MORHÉRY aura officié quelques mois comme préfet du Finistère puis député de Loudéac à l’Assemblée constituante, siegant le plus à gauche de l'hémicycle.


MARIE-ESTHER, la “cloche démocratique”, celle "des vrais fidèles", sonne encore aujourd’hui à Loudéac. C’est la doyenne des cloches paroissiales, ses anciennes camarades qui officiaient depuis 1750 ayant été remplacées en 1939 par CATHERINE et MAURICETTE.






Sources :

  • Le Progrès de Loudéac, 9, 10 juin 1839. [en ligne]

  • Le Progrès de Loudéac, 10, 20 juin 1839. [en ligne]

  • Le Progrès de Loudéac, 11, 10 juillet 1839. [en ligne]

  • Dictionnaire biographique Le Maitron, notice Morhéry Adolphe par J. Risacher, version mise en ligne le 20 février 2009. [en ligne]

  • LAROUSSE Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1866-1877, notice "étudiant" [en ligne]

  • LAROUSSE Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1866-1877, notice "Morhéry" [en ligne]

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